Skip to content

Lettre de Gaza d’Ahmed Al-Najjar (journaliste et universitaire gazaoui) du 23 mai 3025

Enfant, on m’a toujours dit que le petit-déjeuner était le repas le plus important. Il vous donne l’énergie nécessaire pour affronter la journée. Dans ma famille, nous prenions donc régulièrement de délicieux petits-déjeuners. 

C’était autrefois, bien sûr. Depuis des semaines, nous n’avons presque rien à manger. Moi-même, je rêve d’une tranche de fromage et d’un pain chaud tartiné de thym et d’huile. 

Au lieu de cela, j’entame une fois de plus une nouvelle journée de génocide avec une tasse de thé et un biscuit fortifié du Programme alimentaire mondial (PAM) insipide et presque périmé, que j’ai acheté pour la somme d’un dollar cinquante.  

Au vu des dernières actualités, je commence à penser que mon souhait de manger autre chose qu’un biscuit du PAM pourrait bientôt être exaucé. 

Il semblerait que les États-Unis se soient lassés d’entendre les Palestiniens de Gaza dire qu’ils sont affamés. Ils ont donc décidé de mettre fin à la faim, ou du moins aux plaintes ennuyeuses à ce sujet. 

Fort d’une confiance inébranlable en sa propre ingéniosité, le gouvernement américain a donc annoncé la mise en place d’un nouveau dispositif de distribution alimentaire à Gaza 

La « Fondation humanitaire pour Gaza », un nom extraordinaire qui vient compléter notre vocabulaire en temps de génocide d’ONG et d’organisations caritatives, est censée reprendre la distribution de nourriture d’ici la fin du mois de mai et acheminer « 300 millions de repas ».  

Israël, pour sa part, s’est porté volontaire pour sécuriser le processus « humanitaire », tout en poursuivant ses activités meurtrières. 

Alors que ce nouveau « mécanisme » d’alimentation est mis en place, le gouvernement israélien, « sous la pression des États-Unis », a annoncé qu’il laisserait entrer « une quantité de base de nourriture » afin d’empêcher « le développement d’une crise de la faim », ont rapporté les médias internationaux. La reprise de la distribution ne durerait qu’une semaine. 

Ici, à Gaza, où la crise de la faim est déjà « bien développée », nous ne sommes guère surpris par ces annonces. Nous sommes habitués à ce qu’Israël – avec le soutien des pays étrangers – ouvre et ferme le « robinet alimentaire » à sa guise. 

Depuis des années, nous sommes enfermés dans une prison de 365 kilomètres carrés, où nos geôliers israéliens contrôlent notre nourriture en la rationnant de telle sorte que nous ne puissions jamais dépasser le seuil de survie. Bien avant le génocide, ils déclaraient déjà ouvertement au monde entier qu’ils nous mettaient au régime, que nos calories étaient soigneusement comptées pour s’assurer que nous ne mourrions pas, mais que nous souffrions seulement.  

Il ne s’agissait pas d’une sanction temporaire, mais d’une politique officielle du gouvernement. 

Toute personne dotée d’une once d’humanité qui osait défier le blocus de l’extérieur était attaquée, voire tuée

Certains disent que nous aurions dû être reconnaissants que les camions soient autorisés à entrer. On peut leur donner raison. Mais on peut aussi leur donner tort, en particulier quand ils estimaient que nous, les prisonniers, nous étions mal comportés.  

Je ne compte plus les fois où j’ai trouvé la boulangerie de mon quartier fermée parce qu’il n’y avait pas de gaz de cuisine, où ne pouvais mettre la main sur mon fromage préféré parce que nos geôliers avaient décidé qu’il s’agissait d’un article à « double usage » et qu’il ne pouvait pas entrer à Gaza. 

Nous étions doués pour cultiver notre propre nourriture, mais cela ne suffisait pas car la plupart de nos terres fertiles se trouvaient à proximité de la clôture de la prison, et donc hors de portée. Nous aimions la pêche, mais elle aussi était étroitement surveillée et limitée. Quiconque s’aventurait au-delà du rivage se faisait tirer dessus.  

Tout ce blocus humiliant et savamment calculé a eu lieu bien avant le 7 octobre 2023. 

Après ce jour, la quantité de nourriture autorisée à entrer à Gaza a été considérablement réduite. Dans les jours qui ont suivi, j’ai ressenti les entraves du blocus israélien sur Gaza comme jamais auparavant, alors même que j’y vis depuis ma naissance. Pour la première fois, j’ai dû lutter pour obtenir des produits de base comme le pain. Je me souviens avoir pensé : le monde ne permettra certainement pas que cela dure. 

Et pourtant, nous voici 19 mois plus tard, 590 jours plus tard, et la lutte n’a fait qu’empirer. 

Le 2 mars, Israël a interdit l’entrée à Gaza de toute denrée alimentaire et autres formes d’aide. Depuis lors, la situation n’a cessé de s’aggraver, nous faisant regretter les phases précédentes de la crise, lorsque les souffrances étaient à peine plus supportables. 

Il y a quelques semaines, par exemple, nous pouvions encore manger des tomates à côté des haricots en conserve qui nous rongeaient l’estomac. Aujourd’hui, les vendeurs de légumes sont introuvables. 

Les boulangeries ont également fermé boutique et la farine a pratiquement disparu, ne laissant plus que le souhait de retrouver le léger dégoût ressenti à la vue des vers se tortillant dans la farine infestée, signe que ma mère pourrait à nouveau faire du pain. Aujourd’hui, trouver des fèves non périmées est tout ce que je peux espérer. 

Il faut reconnaître que d’autres connaissent des situations bien pires que la mienne.  

Pour les parents de jeunes enfants, la recherche de nourriture est un supplice. 

Prenons l’exemple de mon coiffeur. La dernière fois que je suis allé le voir pour une coupe de cheveux, il y a deux semaines, il avait l’air épuisé. 

« Vous imaginez ? Je n’ai pas mangé de pain depuis des semaines. Le peu de farine que j’arrive à acheter, je le garde pour mes enfants. Je mange juste assez pour survivre, pas pour me sentir rassasié. Je ne comprends pas pourquoi le monde les traite ainsi. Si nous ne sommes pas dignes de vivre à leurs yeux, ayez au moins pitié de nos enfants affamés. Ils peuvent nous faire mourir de faim, mais pas nos enfants », m’a-t-il dit. 

Cela peut sembler un sacrifice cruel, mais c’est ce que signifie être parent à Gaza après 19 mois de tueries israéliennes ininterrompues. Les parents sont dévorés par la peur, non seulement pour la sécurité de leurs enfants, mais aussi pour la possibilité que ces derniers soient bombardés alors qu’ils ont faim. C’est le cauchemar de tous les foyers et toutes les tentes à Gaza. 

Dans les rares hôpitaux qui fonctionnent à peine, le paysage de la famine est encore plus déchirant. Des bébés et des enfants ressemblant à des squelettes sont allongés sur des lits d’hôpitaux ; des mères souffrant de malnutrition sont assises à côté d’eux. 

Il est devenu normal de voir chaque jour des images d’enfants palestiniens émaciés. Même si nous luttons nous-mêmes pour trouver de la nourriture, ces images nous brisent le cœur. Nous voulons les aider. Mais que peuvent des petits pois pour un nourrisson souffrant de marasme, pour un enfant qui ressemble à une fragile coquille de peau et d’os ? 

Pendant ce temps, le monde reste assis en silence, regardant Israël bloquer l’aide et larguer ses bombes, tout en posant des questions en signe d’incrédulité. 

Le 7 mai, l’armée israélienne a bombardé la rue al-Wehda, l’une des plus fréquentées de la ville de Gaza. Un missile a touché un carrefour rempli de vendeurs ambulants, un autre un restaurant en activité. Au moins 33 Palestiniens ont été tués. 

Des images d’une table sur laquelle se trouvaient des parts de pizza trempées dans le sang de l’une des victimes ont été diffusées en ligne. La scène de la pizza à Gaza a retenu l’attention du monde entier, mais pas le bain de sang. Le monde entier a exigé des réponses : peut-on être en situation de famine quand on peut commander des pizzas ? 

Oui, il y a des vendeurs et des restaurants en temps de famine génocidaire. Des vendeurs qui proposent un kilogramme de farine pour 25 dollars et une boîte de haricots pour 3 dollars. Un restaurant où l’on sert la part de pizza la plus petite et la plus chère du monde – un morceau de pâte de mauvaise qualité, du fromage et le sang de ceux qui désiraient une tranche de pizza. 

Aux yeux de ce monde, nous devons expliquer la présence de pizzas pour convaincre que nous sommes dignes d’être nourris. Aux yeux de ce monde, les grandes lignes d’un plan américain abstrait visant à nous nourrir semblent raisonnables, alors que des tonnes d’aide vitale attendent aux postes frontières de pouvoir entrer et d’être distribuées par des agences d’aide déjà pleinement fonctionnelles. 

À Gaza, nous avons déjà assisté à des exercices de relations publiques présentés comme des « actions humanitaires ». Nous nous souvenons des largages aériens qui tuaient plus de gens qu’ils n’en nourrissaient. Nous nous souvenons de l’embarcadère de 230 millions de dollars qui a à peine permis d’acheminer 500 camions d’aide à Gaza depuis la mer : un exploit qui aurait pu être réalisé en une demi-journée par un passage terrestre ouvert. 

Les habitants de Gaza ont faim, mais ils ne sont pas dupes. Nous savons qu’Israël ne peut nous affamer et nous génocider que parce que les États-Unis le lui permettent. Nous savons que l’arrêt du génocide ne fait pas partie des préoccupations de Washington. Nous savons que nous sommes les otages non seulement d’Israël, mais aussi des États-Unis. 

Ce qui nous hante, ce n’est pas seulement la famine, c’est aussi la peur de voir des étrangers arriver sous couvert d’aide, pour mieux asseoir les bases de la colonisation. Quand bien même le plan américain serait appliqué et quand bien même nous serions autorisés à manger avant le prochain bombardement israélien, je sais que mon peuple ne sera pas brisé par l’instrumentalisation de la nourriture comme arme de guerre. 

Israël, les États-Unis et le monde doivent comprendre que nous n’échangerons pas des terres contre des calories. Nous libérerons notre pays natal, même le ventre vide.